Cryptide, A commencer par ces « bêtes » intrigantes…

Cryptide, l’exposition de Pia Rondé et Fabien Saleil, présentée en ce moment à la galerie Valeria Cetraro, semble donner aux deux artistes l’occasion de déployer plus avant la dimension conceptuelle de leur travail, convoquant toute une palette de sensations et de réflexions, des profondeurs de nos archaïsmes aux développements les plus complexes des théories contemporaines. Perceptible dès l’entrée, l’impression première d’étrangeté laisse place peu à peu à un cheminement mental, - touffu mais passionnant – où les différents éléments de la proposition artistique participent de la sensation d’entrer dans une autre dimension de la conscience, d’approcher l’essence d’un monde immanent, où tout serait parfaitement en place.

A commencer par ces « bêtes » intrigantes, les Chimères car ce sont elles qui captent l’attention d’emblée, tant elles sont étranges, voire menaçantes. Créatures hybrides, soulevant l’imaginaire, relevant de l’animal, de l’anguille, de la gargouille, de la momie, avec leurs têtes aux formes de cadavre, elles prennent place dans la galerie, posées au sol, s’extrayant d’un mur, rejouant le scénario de l’intrusion cauchemardesque, que le verre dont elles sont faites rend plus glaçante encore. Inutile d’aller chercher du côté de la cryptozoologie, science des créatures dont l’existence n’est pas démontrée de manière irréfutable, pour connaître l’origine des cryptides de l’exposition ! Ici, elles sont nées d’une rencontre entre le verre et le crâne d’un animal mort, celui-ci fondant littéralement avec le procédé de la cire perdue ou servant de moulage avec celui du verre soufflé ou de la pâte de verre. Difficile cependant de reconnaître le chat, le chien ou une morue dans ces êtres bizarres capables de traverser les murs ou de se poser en vigie. Hors d’un temps réel, mythologique et viral …

Cette fusion de l’organique et de la matière, pour dire le fond et la forme intrinsèquement liés, se retrouve dans Vertebrata, structure constituée de plaques de verre en accordéon et d’un socle de bois brûlé. Placée au centre de l’espace, elle forme une « ligne en s » qui sépare les deux côtés de la galerie, et crée dans la perspective une ligne flottante, que le regard traverse. Mais la structure est aussi l’élément qui permet de faire s’articuler tous les espaces de la galerie, en les mettant en regard les uns les autres dans un jeu de reflet et de transparence. Pas question ici d’illusion ou de trompe l’œil, Vertebrata opère comme une forme/force capable de faire se superposer ensemble et simultanément les différents états de ce corps que compose la galerie. D’où l’impression de franchir un territoire mystérieux, dont les images des Profanes prises entre deux lames de verres livreraient des aperçus.

Car les images ne sont pas que des surfaces ; elles portent en elles une mémoire, se mêlent aux sens qu’elles contiennent, s’incarnent dans l’espace, - incarnent de l’espace serait plus juste -, et suggèrent un hors champ, mondes visible et invisible sur lesquels le spectateur peut venir projeter ses propres images et réminiscences. Pour ma part, se sont superposés les monstres de Goya aux Chimères, le chat de l’expérience en physique quantique à celui sur la grande plaque de verre, gris comme de la cendre, raide, bondissant entre des lignes-plans au-dessus et en-dessous. Vivant et mort, ici et ailleurs, en même temps… Observé à travers l’aplat jaune de Vertrebata, ce chat est devenu un étrange Veau d’or, en suspension dans un temps arrêté. Apprendre que l’animal représenté était un corps de chat momifié, retrouvé séché dans un jardin m’a paru aussi vertigineux que les fondements de l’expérience scientifique ou l’association aléatoire des images. Avec ses anachronismes et ses allers retours entre matière primitive et matière symbolique, ses visions baroques mêlées à des principes métaphysiques, d’une manière presque visionnaire, l’exposition Cryptide rend tangible le maelström qui agite la psyché contemporaine, plus que jamais troublée en cette période d’incertitude.

A l’écart, plus au fond, on repère une plaque gravée à la surface tempétueuse, tâche aveugle, angle mort, comme un décroché de la pensée, une mémoire égarée.

Marie Gayet. Avril 2020