DEVENIR FANTÔME
Luca Merlini

Il faut être plusieurs à marcher en même temps dans la Cité-Fantôme de Pia Rondé & Fabien Saleil. Être plusieurs dans une ville-fantôme, c’est peut-être l’oxymore nécessaire à ce type de lieu. En effet, c’est en voyant glisser un peu plus loin la silhouette d’un Autre, dont on ne sait s’il s’agit d’un vrai Autre ou d’un fragment de son propre reflet, que l’on se rend compte de la force de l’absence. Et l’absence n’est en rien le vide. Bien au contraire : une ville-fantôme est un trop-plein d’absences.
Comment les deux artistes construisent-ils cette ou ces absences ? Par la superposition à une géométrie tridimensionnelle obsessive d’une dissémination de figures intruses et énigmatiques : fragments d’animaux peut-être réduits à l’état de fossiles (mais peut-être seulement, car le réalisme de leur présence laisse craindre qu’ils ne se réveillent à notre passage) ou, plus étranges encore, de longues langues colorées traversant les murs prêtes à se saisir de tout ce qui s’approche. Selon le point où le corps se place, l’œil peut ne voir qu’une représentation quasi-classique, apaisée, de la ville où l’absence serait alors le mouvement du temps. Mais si le corps glisse d’un pas ou deux, l’œil voit tout autre chose : une série de cages enfermant les restes d’un monde animal. L’absence serait alors celle de la possibilité de fuir. Le corps se déplace encore et l’œil voit un monde de fenêtres, ouvertes sur des horizons géométriques ou voilées par ce qu’on pourrait interpréter comme des nuages d’orage. L’absence devient alors celle d’un habitant à sa fenêtre, de l’autre côté de la rue. L’éventuelle présence simultanée d’un autre visiteur ne fait, en ce cas, que renforcer l’idée d’absence, puisque cet Autre ne semble être que l’effet-miroir de son propre regard.
L’installation « Cité-Fantôme » relève du montage autant urbain que cinématographique. Comme la ville et le cinéma, elle renvoie donc à la question de la narration et provoque des réminiscences, certainement purement personnelles à chacun (mais n’est-ce pas le propre du bien commun qu’est la ville d’y permettre à chacun d’y fabriquer son histoire) : dans la Cité-Fantôme, j’ai cru apercevoir, en ombres furtives, Michelangelo Antonioni, Laszlo Moholy-Nagy, Edgar Allan Poe ou encore Hebdomeros, le personnage-roman de De Chirico à propos duquel Giorgio Manganelli écrit: « (…) Hebdomeros s’étend comme un labyrinthe proliférant, un édifice capable de se reproduire, de projeter de nouveaux quartiers, entrées et sorties.(…). »
À chacun donc de trouver son chemin dans ce trop-plein d’absences pour devenir, dans une sorte d’inquiétude jubilatoire, le fantôme de la ville de Pia Rondé & Fabien Saleil.