L’OR BRÛLÉ DES ÉTOILES
Victor Mazière 2016

Texte écrit pour la lecture/performance présentée pendant l'exposition La campagne est noire de soleil, avril 2016.

« L’appel a toujours lieu, il n’a pas besoin qu’on réponde, il n’a jamais réellement lieu, c’est pourquoi il n’est pas possible de lui répondre. Mais celui qui ne répond pas, plus que tout autre, est enfermé dans sa réponse. Quand me suis-je livré à ce risque ? Peut-être en dormant. » (Maurice Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas)

Il faudrait (donc) se tenir entre deux rives, attendant la venue de ce qui éternellement s’approche en se dérobant éternellement à l’appel. Et habiter cette adresse spectrale, comme on s’enivre d’un vertige.

Epiphanie négative, à rebours, depuis la cendre jusqu’à sa chair future.
Ce pourrait être une autre histoire de l’oeil, celle d’une absence désirée au-delà de toute présence, dans l’ouverture infinie d’une altérité et la tension d’un à-venir, comme le rêve inversé de Narcisse : tout y partirait peut-être aussi d’un miroir, de la liquidité des images, des signes écrits sur l’eau. Les alchimistes sans doute le savaient, eux qui nommaient leur Matière « le Miroir de l’Art » dans lequel on peut « voir toute la nature à découvert »(1). Comme le Grand OEuvre, ou comme le désir, la photographie est une affaire de lois naturelles. De physique obscure. De lumière et de cendre. De Lune et de Soleil. De putréfaction et de métamorphoses. De Nuit et de Feu secret.

Mais si le feu est une exaltation de la lumière, il est aussi la loi cruelle du jour, sa crudité dévorante.

« La Loi du Jour » : c’est ainsi également que Derrida nommait ce moment, inauguré par Socrate et Platon, où l’intelligible s’annonça dans la figure du visible. Cette histoire, écrivait-il, « durera jusqu’à la fin du Soleil, qui ne donne pas seulement à penser en donnant à voir, n’engendre pas seulement, mais brûle aussi et réduit, réduira tout en cendre. »(2) Tous nos désirs d’origine croiseront alors un jour dans la cendre les pas de Gradiva : les fantômes ont toujours été là, à nos côtés, depuis l’inscription de la première trace et du premier signe. L’archive est leur mémoire. N’est-ce pas l’histoire de cette vie autre, suspendue dans l’instant sans fin de sa mort, sur laquelle veille si jalousement la Loi solaire, derrière les portes closes des essences, des lieux et des temps ?

Nous gardant d’elle et la gardant, comme pour mieux voiler, dans l’obscurité de la lumière, les objets spectraux.

Car ce qui assure la vue devrait rester invisible, noir, aveuglant. Voir la vue, la vision ou la visibilité, voir au-delà du visible, c’est voir impossiblement, voir follement. Comme une « scène primitive » du regard, un tabou dont le verre réfléchissant des miroirs est là pour garantir la frontière.

Le verre, ce cristal de sable et de cendre aura ainsi toujours eu raison des fantômes. C’est leur pharmakon, leur piège et leur refuge. Leur miroir démonique.

Invisibles, dans les faux-jours d’une glace sans tain, ils nous observent pourtant. Leur nuit nous irradie, une nuit primitive, plus noire que la négation même du jour, plus lumineuse que le plus clair noire que la négation même du jour, plus lumineuse que le plus clair des soleils : nous la sentons monter en nous, n’est-ce pas ?, comme une mer, à « l’heure où les yeux du voyant s’emplissent de l’or des étoiles »(3)?

La photographie, au fond, avec son oeil prothétique, n’aura jamais fait que capturer dans son alchimie de verre, de gélatine et d’argent, cette obscure clarté qui, dans le monde phénoménal, avait toujours été entrouverte, par la nature elle-même, pour qu’un autre la recueille.

La Loi de la Nuit toujours fut cachée dans celle du Jour, attendant l’heure de la mue, guettant l’or des étoiles dans la décomposition du soleil : Gradiva (car ne l’oublions pas, elle ne parle qu’allemand) dirait tout cela en un mot, dans sa langue de fantôme : Verwesung, la putréfaction, l’altération de l’être, son retrait hors de la forme. Crevé comme un oeil.

Il suffirait pourtant de si peu, d’à peine l’esquisse d’un pas de fantôme, pour passer de l’autre côté des miroirs. Pour entrer dans la nuit du jour, comme un voleur, jouir du scintillement infini des noirceurs cristallines, et nous étendre enfin sur le rivage d’une nouvelle terre, sous un nouveau ciel.
Et voir avec nos yeux brûlés les lumières noires des constellations négatives.

« Voyageur dans le vent noir ;
Léger murmure du jonc grêle
Dans le calme du marais. Sur le ciel gris
Un vol d’oiseaux sauvage se suit ;
En travers au-dessus des eaux sombres.
Tumulte. Dans la hutte chue
S’élève la pourriture aux ailes noires ;
Des bouleaux brisés soupirent au vent.
Soir dans le débit déserté. Elle pressent l’étable
La lassitude des troupeaux qui paissent,
La nuit apparaît : des crapauds émergent des eaux
d’argent. »(4)
Ces vers sont de Georg Trakl : lui qui, dans les mirages du chloroforme, de la morphine et de
l’absinthe, hanté par un amour sororal, but le poison des lunes mauvaises.
L’astre nocturne aura d’ailleurs toujours été là pour bénir les révélations. Regardez la première
photographie, sortant de son marécage chimique, dans la nuit, la première nuit : la Lune est là.
Invisible. Comme une matrice. Cachée dans les vies interstitielles.
« Sur des semelles d’argent glissent des vies antérieures
Et les ombres des damnés descendent vers les eaux qui soupirent.
Dans sa tombe le magicien blanc joue avec ses serpents.
Silencieusement dessus l’ossuaire s’ouvrent les yeux d’or de Dieu. »(5)
Dans le midi de la nuit, au-dessous de l’eau noire du temps.
« Et il parla une voix sombre venant de moi
De mon cheval j’ai rompu le cou
Au fond de la forêt la plus noire,
Quand la folie jaillit de ses yeux pourpres
Tombèrent sur moi les ombres des ormes,
Le rire bleu de la source
Et le froid noir de la nuit
Quand je débusquais, chasseur sauvage,
Un gibier de neige dans un enfer de pierre.
Mon visage mourut.
Tu es dans le milieu de la nuit profonde
Un rivage mort à la mer muette,
Un rivage mort:
Jamais plus
Tu es dans le milieu de la nuit profonde
Tu es dans le milieu de la nuit profonde
Le ciel dans lequel, astre, tu brûlas,
Un ciel où nul dieu jamais plus n’éclôt,
Tu es dans le milieu de la nuit profonde
Tu es dans le milieu de la nuit profonde
Un non-né dans un doux sein
Et qui jamais ne fut ni jamais ne sera,
Tu es dans le milieu de la nuit profonde
Silence
Au-dessus des forêts luit blafarde
La lune qui nous fait rêver
Le saule au bord de l’étang sombre
Pleure sans bruit dans la nuit;
Un coeur s’éteint – et insensiblement
Les brouillards débordent et montent –
Silence, silence! »(6)

(1) Le Cosmopolite, Novum Lumen Chymicum, ex Naturae, Cologne, 1610
(2) Jacques Derrida, « Sauver les phénomènes », in Penser à ne pas voir, Paris, Editions de la
Différence, p.183
(3) Georg Trakl, Helian ; (4) Près du Marais ; (5) Psaume ; (6) Grodek