Topologie d’un imaginaire : entretien avec Pia Rondé et Fabien Saleil
par Lison Noël et Émeline Jaret, Paris, 11 décembre 2017

L’Hypothèse Robbe-Grillet est un centre de recherches polyvalent et multiforme, situé au croisement de la littérature et des arts contemporains. Il se focalise sur une problématique spécifique : l'idée selon laquelle l’œuvre d’Alain Robbe-Grillet se poursuit et se déplace dans le champ des arts visuels. Remodelage du récit, expérimentation narrative, structures fantasmatiques, rapport renouvelé du sujet aux objets et au monde... Loin de prendre l’œuvre de Robbe-Grillet comme seul objet d’études, L’HYRG l’envisage plutôt comme un point de départ, un creuset de problématiques esthétiques et philosophiques, un prisme pour considérer les propositions des artistes contemporains. En tachant de suivre cette hypothèse dans les champs respectifs et ici conjoints de la littérature et des arts plastiques, il s’agit d’essayer d’articuler différemment recherche et création et de confronter les formes académiques et instituées du savoir universitaire aux stratégies plastiques et visuelles de la création artistique, et de la recherche en art.

L’Hypothèse Robbe-Grillet – représentée ici par Émeline Jaret et Lison Noël – s’invite chez délibéré pour proposer une série d’entretiens avec des artistes qui citent, travaillent avec, empruntent, se confrontent à l’œuvre d’Alain Robbe-Grillet, de manière plus ou moins frontale et notoire.

Nous commençons avec le duo formé par Pia Rondé et Fabien Saleil, auteur d’une exposition récente dont le titre, « Cité-Fantôme », est emprunté au roman Topologie d’une cité fantôme d’Alain Robbe-Grillet (Minuit, 1975). Notre attention d’abord retenue par cet emprunt, la proposition d’une déambulation labyrinthique dans l’exposition, son érotisme latent et le vocabulaire géométrique dont est parcouru le discours des artistes nous ont fourni plusieurs points d’accroche pour la regarder avec eux sous un prisme robbe-grilletien.

Émeline Jaret : Tout d’abord, parlez-nous de votre exposition qui s’est tenue au Drawing Lab, « Cité-Fantôme » ?

Fabien Saleil : Il s’agissait de la réponse à un appel à projets qui demande aux artistes de réfléchir sur la mise en espace ou en volume du dessin, en collaboration avec un commissaire. Nous avons choisi de répondre parce que ces frontières latentes entre les médiums (sculpture, image, dessin) font partie de notre travail, c’est quelque chose d’inhérent. Notre travail, c’est de bousculer un peu les lignes : quand on fait de la photo, on parle de dessin, quand on fait du dessin, on parle de sculpture.

Nous avons choisi de collaborer avec Léa Bismuth, avec qui nous avons l’habitude de travailler. Nous nous connaissons depuis trois ans, nous nous suivons et nous avons une pratique commissaire/artistes. C’est la deuxième exposition que nous faisons avec elle. Une troisième est en cours. Elle sera collective. À chaque fois, le travail de Léa s’axe sur une rencontre littéraire.

Pia Rondé : Elle se définit comme auteur, elle dit qu’elle « écrit » des expositions. Il y a toujours une pratique poétique et littéraire qui l’accompagne.

FS : Pour la première exposition que nous avons faite avec elle à la galerie Escougnou-Cetraro, nous avions extrait une substance issue de Noces de Camus. Ce roman a servi de matrice, de point de référence commun, d’état d’esprit. Pas dans la citation directe, mais comme un environnement où se passe le dialogue entre Léa et nous.

Lison Noël
 : Comment se fait le choix des œuvres littéraires ?

PR : Elles surgissent souvent dans une phase d’atelier, de réflexion. Pour Noces, c’est une phrase qui a surgi quand nous nous promenions en voiture. Il y avait une émission sur ce livre à la radio. Nous étions en train de chercher un territoire. Nous nous approchions d’une zone cramée, un terrain militaire brûlé. Nous avons entendu une phrase qui disait : « la campagne est noire de soleil ». Un parallèle s’est naturellement établi entre l’endroit où nous nous trouvions et l’exposition sur laquelle nous travaillions et pour laquelle nous cherchions un titre. Ce sont souvent des rencontres comme ça, un peu hasardeuses.

LN : Ce n’était donc pas un projet autour de Noces à l’origine ?

PR : Non, la référence à Noces est venue pendant notre recherche, en cours de parcours.

LN : Aviez-vous lu Noces avant ?

PR : Oui et nous l’avons relu après.

FS : Nous sommes entrés de nouveau dans ce livre, dans toute son histoire, sa genèse. Nous nous sommes intéressés au rapport avec l’Algérie.

PR
 : C’est en lien avec nos racines aussi, parce que je suis fille de Français d’Algérie. C’est une lecture qui vient nourrir le projet, mais qui reste quelque chose de très intime, qui est ensuite donné au public.

FS : Dans le cadre de ce projet pour Drawing Lab, c’est le livre Topologie d’une cité fantôme de Robbe-Grillet qui s’est présenté. Cela fait très longtemps que ce livre est sur notre table de travail, depuis les Beaux-Arts quasiment.

LN : Comment vous y êtes-vous intéressés ?

FS : C’est le personnage qui m’a intéressé, d’abord, pour son approche cinématographique. Aux Beaux-Arts, je faisais partie d’un groupe de recherche qui travaillait sur un projet cinématographique. Petit à petit, nous avons glissé et particulièrement sur ce livre parce qu’il correspondait énormément à notre esprit de sculpteurs, de création de fictions, de narratives, de postures, de points de vue, etc. Avec ce que nous considérons comme une grande liberté de lecture. Aucune porte n’est fermée. Tu peux ouvrir et prolonger ta vision à l’intérieur.

D’un point de vue théorique, on plonge à l’intérieur du livre, on extrait des choses, mais c’est plutôt de l’ordre de la substance. Puis, de temps en temps, on doit nommer des choses, des idées, mettre des titres. Nous ne sommes pas des philosophes ni des écrivains, mais si la jonction nous semble logique, nous assumons ensuite la référence directe.

LN : Pour « Cité-Fantôme », qu’aviez-vous à nommer et qu’avez-vous trouvé pour nourrir votre recherche dans ce roman de Robbe-Grillet ?

FS : Dans Topologie d’une cité fantôme, c’est le rapport fantasmatique à la construction d’un paysage, d’un espace, fictionnel ou non, toute la progression qui peut exister à l’intérieur de cette cité et toutes les projections psychanalytiques ou philosophiques qui s’ouvrent. Cela correspondait bien au projet que nous voulions mener de dessins en miroir, d’ouvertures, de fabrication d’espaces, mais en ne contenant pas réellement cet espace. On parle de cité fantôme, mais on ne comprend pas la cité. Il y a des apparitions, mais on ne sait pas tellement lesquelles, de même pour les objets. Il y a toute cette liberté possible. Et puis le passage sur le double offre un rapport à nous-mêmes en tant que duo d’artistes. Il y a aussi le rapport au fantasme. Tout cela est un peu flou, mais des choses logiques surgissent.

PR : Le fait de nous appuyer sur cette substance nous a poussé à faire un petit film, ce que nous n’avions jamais fait. C’était quelque chose de nécessaire et logique dans le travail collaboratif avec Léa. Elle a écrit un texte qui ne parle pas vraiment de notre travail. C’est un essai poétique accompagnant les images des sculptures que nous avons mises en scène, avec un travail de lumière et d’éclairage. C’est une tentative filmique. (Ce n’est pas du tout du cinéma, mais nous approchons la notion d’images en mouvement, de décors, de lumière, etc.).

LN : Lors de votre présentation de l’exposition au Drawing Lab, vous avez évoqué l’idée de faire un travail de lumière dans l’exposition. Cette idée que vous aviez finalement abandonnée, vous l’avez peut-être réalisée à travers ce film ?

FS : Oui. C’était inhérent au projet, nous voulions travailler sur les lumières et l’ombre du dessin, sur les origines mêmes du dessin, sur la compréhension de l’ombre. Le petit film que nous avons fait nous a permis de résoudre tout cela. Ainsi, au moment où nous avons monté l’exposition, nous n’en avions plus besoin dans la scénographie de l’exposition.

LN : Ce petit film s’appelle Dans le labyrinthe, du même titre qu’un autre roman de Robbe-Grillet (Minuit, 1959).

PR : La notion de labyrinthe fait partie de notre travail depuis longtemps. Nous faisons des dessins très accumulatifs avec une composition de l’image que nous décomposons et recomposons, selon une formule un peu infinie, très modulaire, cyclique. Il n’y a pas non plus de labyrinthe en soi dans l’exposition, mais cela fonctionne ainsi dans notre tête.

FS : Les notions de miroir, de transparence, les jeux de reflets, de cadrage sont également importantes. Nous avons un rapport très fort à l’image à travers la photographie. Le fait qu’on en arrive au miroir est un processus assez complexe. Dans ce cas précis où nous devions travailler exclusivement le dessin, nous avons quitté le champ de la photographie, mais nous l’avons réintégré par le biais du miroir. Le miroir, pour nous, c’est la présence de l’image à l’intérieur du dessin.

LN : Il y a également un livre de Robbe-Grillet qui s’appelle Le miroir qui revient !

FS : Puis il y a la notion fantomatique, qui est assimilée à notre travail photographique. Elle surgit ici par un travail de sculpture, un travail sur le verre. Les objets sont sculptés ou vitrifiés. Notre idée était de figer un espace et un temps, un état narratif, un point donné à l’intérieur duquel le temps s’arrête et c’est le spectateur qui apporte un mouvement.

LN : C’est au spectateur de produire sa narration. Vous disiez que Robbe-Grillet vous a aussi intéressés pour sa recherche de narration non linéaire.

FS : En tant qu’artistes, nous nous devons de laisser la porte ouverte au regard des autres. Nous n’avons pas une pratique directive ou autoritaire. Nous sommes très attachés aux possibilités de lecture. Il nous faut multiplier les points d’entrée.

LN : C’est littéralement le cas dans votre installation.

FS : Oui. Nous voulons donner lieu à des fragmentations intellectuelles. Un philosophe peut produire du sens à partir ce qu’il verra dans notre exposition, mais quelqu’un qui n’aurait pas forcément les tenants et aboutissants de ce que nous voulons matérialiser le peut aussi, à travers des notions plus esthétiques, plus graphiques. Nous sommes attachés à cette circularité qui permet d’aborder des choses à la fois très complexes et très simples. C’est ce qui donne du relief à nos projets. Notre travail est évolutif, il n’est jamais figé. L’exposition en présente un instant, mais l’ensemble du projet pourrait être complètement réécrit. On pourrait déplacer chaque module et intégrer autre chose à l’intérieur. Nous souhaitons que ce projet soit combinatoire, modulaire, cyclique.

LN : Qu’est-ce qui fait que vous vous arrêtez sur une forme à un instant donné ?

PR : Le temps. Les pièces se relient dans différents lieux : par exemple, dans l’exposition de Béthune [« Intériorités », Labanque], il y a l’image en photographie du crâne de cheval soufflé présent dans « Cité-Fantôme ». Nous ferons des images à l’argentique des installations, qui prendront probablement place dans de futures expositions. Il y a toujours un fil. Nous construisons notre espace, notre monde avec ces différents temps qui se relient.

FS : Il y a une histoire dans l’histoire. Le crâne de cheval se trouve à un endroit et se retrouve ailleurs d’une autre façon, comme un personnage qui surgit et qui pourrait provenir d’un autre récit.

PR : À la fin de l’exposition « La campagne est noire de soleil », nous avions projeté une séquence du film Le Cheval de Turin de Béla Tarr [2011], dans laquelle un cheval marche, en noir et blanc. Ensuite, nous avons trouvé le crâne de cheval de « Cité-Fantôme ». Ce sont de petites histoires que nous relions. Elles sont importantes pour nous.

FS : Nous explorons beaucoup le rapport entre ce qui fait décor, ce qui fait espace, ce qui fait présence, le rapport entre l’architecturé et l’organique, les conflits qui peuvent exister et les synthèses qui peuvent advenir. Nos sculptures de verre, nos « animaux » sont des sortes de sujets, de personnages. Les dessins, les plaques de verre, les choses plus architecturées sont des territoires sur lesquels ils sont posés. Dans la construction, on peut vraiment le comprendre comme une sorte de petite nouvelle : nous fabriquons un territoire pour y faire circuler des personnages.

LN : Quelle place accordez-vous au décor ? Vous semblez assumer lui donner une place plus que secondaire.

FS : C’est quelque chose qui nous interroge, qui fait écho à la part fictionnelle de ce que nous construisons. À l’inverse de l’architecture, du bâti qui est figé, la question du décor est plus intemporelle et entre en résonance avec la question de la mise en scène.

PR : D’un autre côté, si nous n’avons pas voulu travailler avec un certain éclairage, c’est parce que cela mettait trop en scène ou en valeur les ombres et les pièces : on n’aurait été que dans un décor, ce que nous ne voulions pas. Les sculptures en verre n’étaient plus visibles. Tout devenait un seul et même décor.

EJ : Avez-vous une pratique d’écriture au-delà de la référence et de l’usage de la littérature ?

FS : Nous écrivons un peu, mais ce sont des choses très intérieures. Nous faisons avant tout des images et de la sculpture. Les rencontres avec la littérature s’opèrent de façon fortuite. C’est par hasard qu’un livre se trouve sur notre route. On l’ouvre et il y a une sorte de fulgurance. Cela n’arrive pas qu’avec la littérature. Il y a d’autres choses : un instant, une pratique, une autre culture, beaucoup de formes vivantes. En ce moment, je fais des recherches sur une forme de vie bactérienne. Nous avons trouvé des projets de biologistes qui travaillent dans un état d’esprit, une façon de penser leur recherche qui entre en résonance avec ce que nous espérons trouver. Sans le vouloir, on tombe sur des choses parfaitement en adéquation avec notre état du moment. D’un coup, quelque chose fonctionne, sans qu’on sache pourquoi.

LN : Léa Bismuth parle de « potentiel érotique » de l’exposition « Cité-Fantôme », qu’on retrouve également évidemment chez Robbe-Grillet. Quel est le rapport de votre travail à l’érotisme ?

PR : C’est quelque chose qui est en train d’émerger. Il n’y a jamais eu de corps dans nos expositions précédentes. Pour celle-ci, nous avions envie que certains éléments fassent appel au corps. C’est pour ça que nous avons fabriqué ces grandes langues, qui peuvent être aussi animales.

FS : Nous les percevons comme des entités lubriques qui traverseraient les murs, des mémoires lubriques qui se rappelleraient à nous, au lieu ou au spectateur, grâce à l’ambiguïté de la forme. Certains spectateurs y voient autre chose que des langues.

PR : En tout cas, c’est quelque chose qui pénètre, qui traverse le verre. Nous travaillons le verre depuis quatre ans et nous sommes de plus en plus à l’aise avec cette matière que nous comprenons de mieux en mieux. C’est naturellement qu’elle nous a amenés à fabriquer des formes assez sexuées.

FS : Il n’y a aucune étape dans la fabrication du verre qui n’est pas connotée sexuellement d’un point de vue visuel. Ce sont peut-être des obsessions, mais c’est rouge, c’est chaud, la matière s’étire, se rétracte, ça casse, ça coupe, ça peut être doux. Dans l’atelier du verrier dans lequel nous travaillons, il y a également d’autres sculpteurs, nous faisons partie d’un groupe dont les rapports sont modelés par le travail sur le verre et la façon dont nous envisageons la sculpture. Il est difficile de sculpter sans être dans un rapport très amoureux avec la matière. C’est une sorte de liturgie qui est en train d’apparaître et qui vient formaliser la part de vivant qui manquait à notre conceptualisation, sans pour autant faire apparaître directement le corps. C’est une sorte de mutisme et en même temps, il y a une sécrétion.

LN : On peut trouver un écho à la thématique robbe-grilletienne de la géométrie, du quadrillage, de la grille dans votre travail. Quel est votre rapport à celle-ci ?

FS : Tout notre travail commence par un quadrillage. C’est très pragmatique : la grille, le plan, l’espace tramé apparaît pour des raisons techniques. Nous avons fait de la photographie dans des espaces très reculés, avec des sortes de sténopés fabriqués dans des grottes des Alpes suisses. Nous avions réduit notre format de photos à celui de cartes postales pour pouvoir les développer sur place, puis nous recomposions de grands paysages en les juxtaposant. C’est ensuite devenu un principe de travail que nous conservons aujourd’hui.

Le quadrillage matérialise notre espace, notre territoire de contraintes à l’intérieur duquel peut être générée toute notre instabilité conceptuelle ou psychanalytique. C’est notre cadre. C’est la bordure et, à l’intérieur, c’est l’espace de liberté. Nous avons besoin d’être sous contrainte pour pouvoir exprimer des choses plus complexes. La géométrie permet cet espace de libération potentielle.

PR : C’est ainsi que nous fonctionnons, même dans le dessin.

FS : Il y a aussi un lien avec la cartographie, avec des territoires qui se déploient dans un espace maîtrisé. D’un point de vue purement conceptuel, c’est quelque chose qui remonte à loin. L’histoire de la peinture a amené le quadrillage très vite pour comprendre la perspective. Nous travaillons beaucoup in situ. Nous nous adaptons beaucoup au lieu et utiliser le quadrillage, la vision parcellaire de l’espace nous permet de l’appréhender et le mesurer au mieux. Nous prenons les mesures de l’espace, nous coupons et nous quadrillons. Ensuite nous pouvons entrer dans ce territoire.

PR : Par exemple, à la galerie, pour installer un grand plafond de verre, nous avons dallé le plafond pour créer une grille mathématique. C’est un système. Pour « Cité-Fantôme », nous n’avons pas créé la scénographie en atelier : nous avons inventé un principe d’installation des pièces in situ, en fonction de la géométrie de l’espace.

FS : Une fois le cadre installé, nous pouvons l’occuper. Cela se fait en deux étapes.

LN : Où poserez-vous votre prochain cadre ? Quels sont vos prochains projets ?

PR & FB : Nous allons continuer à chercher des espaces et des images par de-là le miroir. Puis, nous plongerons à nouveau dans le verre en fusion. Des nouveaux espaces vont s’ouvrir, nous cherchons les multiples façons de cadrer notre imaginaire.