Dans le labyrinthe, briser les lignes droites
Léa Bismuth
« Avant de m’endormir, la ville, encore une fois, dresse devant mes yeux fermés ses parois calcinées aux fenêtres aveugles, embrasures béantes qui ne donnent sur rien : ciel gris, planitude, chambres absentes vidées même de leurs fantômes. Le crépuscule s’épaissit. Je m’approche en tâtonnant et je pose la main sur la muraille refroidie où, gravant dans le schiste avec la pointe du couteau à large lame, j’écris maintenant le mot CONSTRUCTION, peinture en trompe-l’oeil, construction imaginaire par laquelle je nomme les ruines d’une future divinité » Alain Robbe-Grillet 1
Avec la grande installation Cité-Fantôme, Pia Rondé et Fabien Saleil élaborent un espace à aborder à la fois physiquement et mentalement, à traverser comme un récit, par le visiteur sollicité chorégraphiquement, par les mouvements de son corps et de son expérience. Celui-ci fait partie intégrante de l’oeuvre en l’activant par sa marche et ses détours, au rythme de ses pas, bifurquant pour mieux se repérer dans les méandres. Ainsi, il devient l’acteur d’un espace constitué de plaques de verre érigées telles des ouvertures ou des impasses. Le plan est architectural ; entre poésie et structure, errance et fantasme. Il faut comprendre qu’il ne s’agit là, en volume, que d’un seul et unique dessin, un dessin rêvé comme s’il s’agissait d’un cadrage impossible à réaliser, mais néanmoins perceptible par la multiplicité des points de vue de ceux qui le traversent. En d’autres termes : nous sommes captifs d’un songe, l’espace d’un parcours vécu. Ainsi, le labyrinthe et le dédale, formes universelles et archaïques, sont vécues comme les métaphores d’un cheminement fondé sur des détours et des sinuosités. La structure du labyrinthe touche à des paradoxes inouïs : une organisation du chaos, une progression par la lenteur ou la régression, une désorientation constructive ; et une confusion productrice de sens, d’inconnu, tout comme de connaissance.
Ici, les lignes se brouillent, se brisent, ou s’entrechoquent ; elles prennent forme par un travail de gravure sur verre, de fines entailles rencontrant des surfaces de peinture noire ou d’encre de Chine plus ou moins opaques, diffusées en larges couches ou en lavis coulants ; mais aussi par des surfaces plus miroitantes en argenture et aux reflets habités de tâches. La rigueur du quadrillage et des découpes architecturales décrit un paysage éclaté en une perspective fragmentée, mais néanmoins savamment agencée. A l’intérieur même de cette étrange Cité-Fantôme, plusieurs ilots sont habités de présences : il y aurait donc là quelques lieux ou contre-lieux dans lesquels séjourner, faire halte, reprendre son souffle ; dans lesquels règnent des forces animales ou organiques, des vestiges de créatures ou des morceaux de corps qui apparaissent comme des ponctuations en verre coloré. Ainsi, nous rencontrerons un chat de cristal noir qui glisse, qui rode, entre les lignes ; une petite grenouille étrangement modifiée, peut-être radioactive ; une corneille légère, non loin d’une arche, d’un monument sous lequel nous passerons ; des formes squelettiques, à l’instar d’une colonne vertébrale de brebis futuriste aux couleurs vertes et ambres, nous renvoyant aux dépouilles des cimetières surgies de terre. Mais la vie, dans son potentiel érotique et régénéré, reste de mise, avec de grandes langues de verre épais, venant lécher les parois, aux papilles irisées, transperçant les plaques dressées. Il s’agit ici d’un territoire peuplé de rituels invisibles et de forces actives : ces territoires sont créés pour être parcourus ; ils sont aussi des lieux pour mourir ou pour revivre, où l’on s’installe, mais que l’on peut aussi tout à fait abandonner par la fuite, le pas de côté, l’échappée. Le labyrinthe central de Cité-Fantôme se poursuit dans une autre salle, avec un grand tableau mural de zinc gravé de lignes qui sont autant de sillons, de coutures, ou de morsures qui sont le fruit de l’acide faisant son office sur la plaque. Cela faisant écho au triptyque de zinc gravé qui accueille le visiteur dès l’entrée dans l’exposition, constitué de trois formats fins et verticaux qui seraient comme des meurtrières. Enfin, en conclusion de ce parcours, nous avons souhaité réaliser tous les trois un film expérimental poursuivant une collaboration mêlant texte et image que nous avions déjà initiée. Cet objet filmique est une expérience témoignant que Cité-Fantôme est un lieu qui vit, qui a vécu, qui peut encore vivre et être activé. Cette Cité a un jour été vivante et l’installation porte en elle les traces de cette mémoire persistante, résistante, tenace, saine et sauve. Ce film est intitulé Dans le labyrinthe car il y a bien des chemins empruntés : ceux qui ne mènent nulle part ou à un ailleurs, ceux qui s’ouvrent sur de nouvelles éclaircies ou décrivent des fourches. Le peuple de la Cité-Fantôme s’anime par flashs dans l’obscurité, pendant qu’une voix silencieuse se fait entendre, depuis une conscience reculée : les yeux habitués à l’obscurité accueilleront la clarté de manière considérable, inconsidérée, absolue. Ceux qui voient comme cela, en se plaçant dans le sillage escarpé de leur propre vision : ceux-là voient ce que jamais personne n’a vu.
Léa Bismuth
1.Alain Robbe-Grillet, Topologie d’une cité fantôme, Les Éditions de Minuit,1976, p.13
2.Je renvoie ici au livre d’artiste Ruines du Soleil, Léa Bismuth, Pia Rondé &
Fabien Saleil (Galerie Escougnou-Cetraro, Exposer-Publier, 2016)