PARALOGIE
Victor Mazière 2015

Les images énigmatiques de Pia Rondé et Fabien Saleil mettent en scène des espaces ambigus, où la géométrie rigoureuse côtoie une forme de latence imaginaire : situées au croisement de la photographie, de la gravure et de la sculpture, leurs pièces sur verre sont autant de fenêtres où convergent des énergies sombres, dans cette frontière ténue où la poésie et la science se rejoignent.

Leurs travaux comportent plusieurs phases de construction et de déconstruction, où alternent paramètres minutieusement contrôlés et hasard expérimental : si c’est la sculpture qui a été première dans le parcours artistique de Fabien Saleil et la gravure dans celui de Pia Rondé, c’est en fin de compte un système de projection rudimentaire, le sténopé, qui les a réunis dans une expérimentation commune sur le temps et l’invisible. Le sténopé, cette camera obscura réduite à sa plus simple expression, est devenue entre leurs mains une véritable matrice imaginaire : dans ces bâtiments entièrement plongés dans l’obscurité, où seule une minuscule ouverture laisse passer la lumière, il ne s’agit pas de simplement reproduire extérieurement l’image du monde, mais bien de s’immerger en elle, dans son espace-temps, pour fixer quelque chose du pouvoir génésique de la lumière ; nous sommes ici dans le rêve d’une physique où le rayonnement lumineux ne serait plus un simple phénomène mesurable et quantifiable, mais aussi cette première « forme corporelle » créée (pour reprendre l’idée des pré-humanistes), dont l’activité aurait engendré l’univers. Cette plongée à l’intérieur du spectacle de l’image en train de naître s’apparente à une autre expérience immersive, celle du cinéma, que Jean Epstein définissait comme une « machine à hypnose », dont la fascination secrète reposerait sur « une nouvelle connaissance, une nouvelle possession du monde par les yeux »(1). Les systèmes optiques permettraient ainsi d’étendre le regard au-delà de lui-même, vers une saisie et un partage de l’invisible qui seraient aussi les conditions premières de partage du sensible. Métaphore de l’écran et de la rétine, la plaque de verre traversée par le rayonnement de l’univers n’enregistrait-elle pas alors la trace, fût-elle ténue, de l’énergie obscure qui compose ce « rayonnement noir » que nous ne pouvons voir ?
A l’ombre d’une architecture incertaine fait d’ailleurs référence à l’astronomie et aux ondes cosmiques : pour cette pièce, les deux artistes ont, en effet, préalablement construit une énigmatique structure rayonnante, comme un étrange radiotélescope, qu’ils ont intégrée au paysage naturel, puis en ont capturé l’image sur une surface photosensible quadrillée, comme une grille. Là où le radiotélescope écouterait le bruit silencieux de l’univers, l’œil du sténopé verrait l’invisibilité de la nuit. On pense ici aux expériences des pionniers de la photographie, comme William Henry Fox Talbot, qui avait tenté d’enregistrer « les rayons invisibles » pensant que « l’œil de l’appareil photographique verrait clairement là où l’œil humain ne verrait que ténèbres »(2). Talbot était un scientifique qui s’était enthousiasmé pour ce nouvel espace optique ouvert par la photographie naissante : dans le quadrillage du sténopé, n’est-ce pas aussi, d’une certaine façon, un diagramme de l’invisible, un dessin du temps et des énergies déposés, que cherchent à capturer les artistes ? La référence récurrente chez Pia Rondé et Fabien Saleil, à la géométrie, à l’espace mathématique de la grille, n’a pas pour but d’opposer deux termes (la forme visible et la non-forme invisible), mais plutôt de les tenir ensemble, dans une suspension paralogique qui rappelle la fonction que les structuralistes attribuaient au mythe. Dans L’Originalité de l’Avant-garde et autres mythes modernistes, Rosalind Krauss a mis en évidence la fonction mythique de la grille, cet espace neutre et potentiellement infini, qui a permis à l’art moderne de s’affranchir de la narration, tout en conservant une forme d’ambivalence, sur laquelle les visées spiritualistes des premiers modernes, comme Malevitch ou Mondrian, ont pu inconsciemment se greffer, le Rien de l’abstraction prenant, dans cette nouvelle religion profane de l’art, la place que Dieu occupait dans l’espace classique. Levi-Strauss définissait, à cet égard, le mythe comme un dispositif fictionnel destiné à faire cohabiter, dans une ellipse logique, deux visions incompatibles : les formes de croyance ancestrales touchant à l’origine légendaire de l’homme et les notions plus tardives touchant à la sexualité et à la génération biologique, par exemple. Dans le mythe qui s’exprime au travers de la grille moderne, la sacralisation du Vide (qui est une autre forme de l’Etre avant qu’il soit limité par des attributs), a remplacé la foi en Dieu et s’est superposée à cette autre sacralité du XXème siècle naissant, celle de la forme scientifique: si Pia Rondé et Fabien Saleil ne font pas directement référence aux théories hégéliennes de Malevitch ou de Mondrian, ils s’approprient néanmoins l’espace duel de la grille, son paradoxe conceptuel ; la structure mathématique serait alors, pour eux, le cadre où l’invisible, cette catégorie mentale aussi abstraite et infigurable que l’est le Vide, se manifeste par l’intermédiaire d’un phénomène physique, la lumière, comme on dit qu’un spectre se manifeste. La lumière devient ainsi ce corps immatériel, habité par la spectralité, par la trace d’une histoire, fictive peut-être mais à laquelle on veut croire.

La notion de spectre semble d’ailleurs être intimement liée à l’histoire de la photographie, depuis sa naissance jusqu’à l’époque contemporaine : Nadar, si préoccupé de science par ailleurs, commence néanmoins ses mémoires par l’évocation de la Théorie des Spectres de Balzac(3) ; Barthes considère que « la photographie dit la mort au futur »(4) et Derrida parle d’« hantologie »(5). A l’époque romantique, où le progrès technologique se développe concomitamment aux brumes spirites, une idée étrange se fait jour : utiliser cette nouvelle machine à voir qu’est l’appareil photographique pour enregistrer des apparitions fantomatiques, des rémanences invisibles. Si probablement aucune photographie d’ectoplasme ne fut authentique, ce contexte intellectuel, où une passion nouvelle pour la technologie se mêlait aux fantasmes de l’au-delà, n’aurait-il pas néanmoins contribué à créer la « grille mythique » propre à la photographie : cette dualité « scientifique/spectrale » qui, comme son « inconscient optique »(6) la travaillerait de l’intérieur ? Ce qui importe dès lors, ça n’est pas que la grille moderne soit « abstraite » et la grille photographique « figurative », c’est qu’un même rapport fictionnel à l’invisible, et d’une certaine façon au sacré, en constitue le sous-bassement scientifique. Ce qui a pour effet, également, que le champ conceptuel de la grille se poursuit bien au-delà de la simple forme du quadrillage : en cela, éminemment post-modernes, Pia Rondé et Fabien Saleil n’ont cessé d’étendre le territoire de la grille. Cette postérité s’affirme dans Trama, par exemple, immense pièce composée d’une succession de plaques de verre posées verticalement sur un socle, où se déploie un paysage abstrait, semblant mêler positif et négatif. Véritable rideau de verre, Trama tient ainsi de l’image mentale indéfinie ou de la sculpture fragmentée, mais emprunte également, avec cette structure qui rappelle les lamelles d’un microscope, la forme d’un outil scientifique. Les deux artistes ont même construit des boîtes de rangement qui rappellent étonnamment celles que l’on utilise dans un laboratoire pour ranger les échantillons de microscopie. Dans une version alternative de Trama, circulaire cette fois-ci, la métaphore optique ne désigne plus simplement un instrument destiné à voir ce qui échappe à l’œil : c’est l’espace de l’œuvre lui-même qui devient impossible à embrasser du regard. L’unité perceptive de l’espace se disloque : il en va de même pour Convection#1, avec son labyrinthe cubiste, qui déconstruit l’unité de la perspective classique en égarant le regard jusqu’à ce qu’il perde tout centre où se reposer. Sa structure labyrinthique contredit l’architecture classique de l’image, fondée sur la lucidité et la domination de l’esprit sur l’espace : dans le labyrinthe, l’esprit est dominé par l’espace. Devant Convection#1, le regard semble ainsi basculer dans un monde parallèle, où le volume devient la simple surface étalée d’une dimension alternative. On pense à la théorie des cordes, à cette idée que le tissu de l’univers est constitué de dimensions invisibles repliées sur elle-même : là encore, l’« effet de grille » est manifeste, faisant se rejoindre l’énigme phénoménologique de la visibilité et les spéculations de la physique les plus contemporaines.

Ce jeu de stratifications conceptuelles, où le fil d’une mythologie esthétique se déroule, conduit enfin à un dernier niveau de lecture, lié au temps primitif. Les installations de Pia Rondé et Fabien Saleil, si contemporaines par leur rapport à l’espace, pourraient aussi, sous cet angle, être considérées comme des sculptures totémiques : la présence des crânes de rongeurs, dans Météore par exemple, ainsi que la structure sur laquelle repose la pièce, confèrent une dimension chamanique à l’ensemble, une sacralité primitive. Le socle construit par les artistes isole le verre du sol, l’élève au-dessus de l’espace que nous habitons : comme des reliquaires, leurs architectures de verre qui ne touchent pas directement notre sol tiennent encloses, dans un espace-temps qui n’est pas tout à fait le nôtre tout en nous étant co-présent, les restes d’un monde de forces et d’histoires antérieures à nous. On pense ici au malanggan de Nouvelle Irlande, que décrit Carl Einstein dans « Sculptures mélanésiennes »(7), cette réinvention primitive du squelette conçu comme un crâne à l’intérieur d’un échafaudage d’os. La structure complexe, tridimensionnelle des malanggan, se présente comme une intrication de frises sculptées, qui matérialisent une succession d’images mentales, connections entre les éléments naturels, les générations passées et présentes, le cosmos. Les korvar, tout particulièrement, sont conçus comme le support du crâne d’un ancêtre, l’effigie de son principe vital. Comme une photographie, le malanggan est un index, tellement connecté à un point dans le temps que sa propre matérialité en dépend, infiniment reproductible parce que le principe qu’il manifeste est avant tout la représentation du présent à travers l’évocation de l’ordre cosmologique et politique : le malanggan était d’ailleurs destiné à être brûlé lors des cérémonies rituelles, après avoir rempli sa fonction mémorielle. Par un étrange raccourci à travers le temps et les civilisations, Pia Rondé et Fabien Saleil ont eux aussi brûlé le radiotélescope qu’ils avaient construit, comme s’il avait fini, lui aussi, de remplir sa fonction, l’image une fois ancrée dans les sels d’argent. Cette seconde naissance est le prélude à une nouvelle vie des formes, une chimie secrète où apparaissent des constellations de tâches, d’altérations, de lunules légèrement colorées. La surface est souvent nervurée, résultat d’une intervention directe sur le support : une fois exposée, les artistes déplacent en effet manuellement la gélatine humide dans le révélateur, causant des craquelures dans la structure de l’émulsion. C’est alors une mathématique mystérieuse qui se révèle, tenant de l’alchimie et des rêves présocratiques où « ce qui est en bas est comme ce qui est en haut »(8) : courants telluriques, entrelacements croisés d’atomes, épiderme céleste/terrestre : paralogie organique.

(1)Jean Epstein : Le Livre d’Or du cinéma français, 1947, cité par Raymond Bellour dans Le Corps du cinéma, POL, 2009, p.8
(2)William Henry Fox Talbot : The Pencil of Nature 1844, illustration VIII : « Lorsqu’un rayon de lumière solaire est réfracté par un prisme et projeté sur un écran, il forme sur celui-ci une merveilleuse bande colorée connue sous le nom de spectre solaire (…). Si l’on projette ce spectre sur une surface de papier sensible, c’est son extrémité violette qui produit l’effet le plus important (…) et certains rayons invisibles (…) au-delà des limites du spectre ont un effet semblable. Je proposerais donc de séparer ces rayons invisibles des autres en les faisant passer dans une pièce attenante par une ouverture pratiquée dans le mur ou le panneau de séparation. »
(3)Nadar, Quand j’étais photographe, Flammarion, 1900, p.6 : « Donc, selon Balzac, chaque corps dans la nature se trouve composé de séries de spectres, en couches superposées à l’infini, foliacées en pellicules infinitésimales (…). L’homme à jamais ne pouvant créer (…) ou de rien faire une chose, chaque opération daguérienne (…) détachait et retenait en l’appliquant une des couches du corps objecté ».
(4)Roland Barthes, La Chambre claire, Gallimard, 1980, p. 150
(5)Jacques Derrida/Bernard Stiegler, Echographies, Galilée, 1996 p.127 sqq et Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, 1993
(6)Walter Benjamin, Petite Histoire de la photographie (in Œuvres, Gallimard, 2000, t2, p.301) et Rosalind Krauss, The Optical Unconscious, MIT Press, 1993
(7)Carl Einstein, « Sculptures mélanésiennes » in L’Amour de l’art n°8, 1926, p. 256
(8)Hermès Trismégiste, La Table d’Emeraude, Les Belles Lettres, 1995, p. 43